Gamero Cívico
Gamero Cívico

 

Murube, Ybarra, Parladé, d’autres encore… Se plonger dans l’histoire de ces familles ganaderas qui ont laissé une trace indélébile dans le grand récit de la cabaña brava donne le sentiment de relire sans cesse la même intrigue. Familles de caciques locaux souvent ennoblies au XIX° siècle pour services rendus à la couronne, latifundiaires ayant profité des politiques de desamortización des terres, « nouveaux riches » issus du milieu industriel naissant (la famille Parladé par exemple) et en recherche de reconnaissance sociale qu’une affiche de corrida était susceptible d’apporter, la trame de ces épopées ganaderas demeure inlassablement la même et la famille Gamero Cívico n’échappe pas à la règle et lui obéit même parfaitement.




Les Gamero Cívico sont originaires de Palma del Río depuis au moins le XVII° siècle. Le patronyme apparaît pour la première fois sous sa forme composée durant la première moitié du XVII° siècle avec Pedro Gamero Cívico, fils de Diego Larios Cívico et de Catalina Rodríguez1. Comme le seront beaucoup de ses descendants, Pedro Gamero Cívico fut regidor de la villa de Palma, c’est-à-dire pour écrire simplement les choses mais de manière totalement anachronique, une sorte de conseiller municipal dont la charge était héréditaire. La « maison » Gamero Cívico prend du galon dans la seconde moitié du XIX° siècle lorsque Juan María Gamero Cívico y Benjumea est gratifié du titre de marqués de Montesión par le roi Amadeo I de Saboya. Ce roi méconnu et qui ne régna que trois ans sur l’Espagne avait été élu par les Cortes de la couronne en recherche de monarque après que la révolution de 1868 avait obligé la reine Isabel II à l’abdication et à l’exil. Mais passons sur la grande Histoire pour revenir à ce Juan María Gamero Cívico qui était le premier rejeton du couple formé par José María Gamero Cívico Benjumea et Juana Benjumea Gil de Gibaga. Parmi les frères de Juan María, naît, en 1855, Luis Gamero Cívico Benjumea qui fait entrer la famille dans le petit monde des éleveurs de toros de lidia. C’est lui, puis par la suite ses descendants, qui offrira le patronyme Gamero Cívico à un des encastes les plus importants du XX° siècle. Pourtant, la trajectoire de ganadero de Luis Gamero Cívico Benjumea ne fut pas toujours des plus lumineuses, loin s’en faut.

On trouve mention du nom de Gamero Cívico dans le monde ganadero à la fin du XIX° siècle mais en lien avec une ganadería nommée Torres Díez de la Cortina. Cet élevage fondé par José Torres Díez de la Cortina était situé à Marchena sur la finca La Coronela. Le lien entre Torres de la Cortina et Gamero Cívico ? Une femme, la fille du premier et l’épouse du second : María del Patrocinio Torres Ternero. Ainsi, comme souvent, ces noces unissaient deux familles propriétaires de nombreuses terres à l’est de Séville. Deux fortunes s’accouplaient pour conserver un même monde. José Torres Díez de la Cortina devient ganadero entre 1874 et 1876 lorsqu’il s’associe avec les frères Benjumea (Diego et Pablo) qui ont hérité de leur père, José María Benjumea, ce qui restait de sa ganadería dont la majeure partie avait été vendue en 1870 à José Bermudez Reina. L’ancienneté de Benjumea à Madrid datait du 09 octobre 1848 et le sang était directement issu du mythique élevage de Vázquez. En 1876, José Torres Díez de la Cortina rompt ses affaires avec les Benjumea mais conserve, semble-t-il, 37 vaches nées en 1875 et toutes celles venues au monde en 1876. Dans son ouvrage Ganaderías andaluzas : relación de las ganaderías bravas en la región andaluza (1897), Carlos L. Olmedo2 affirme que Torres de la Cortina récupéra 200 añojas et qu’il acheta 200 autres vaches à Eduardo Selly qui tenait lui aussi son bétail de Vázquez. Toujours selon Olmedo, Torres de la Cortina aurait mis sur ses vaches en 1882 un becerro de Miura nommé ‘Berengeno’. C’est cette même année 1882 que le nouveau ganadero prend son ancienneté à Madrid, le 1er octobre. Un proverbe populaire disait à l’époque que los toros de Benjumea, el demonio que los vea mais les chroniques de la fin du XIX° siècle et du début du XX° siècle font des Benjumea de Torres de la Cortina un élevage parmi d’autres, ni plus ni moins. À l’extrême fin du XIX° siècle, le ganado est déjà régenté par le gendre de José Torres Díez de la Cortina en la personne de Luis Gamero Cívico Benjumea. Son nom apparaît vers 1896 et à partir de cette date, les corridas sont annoncées « Gamero Cívico, antes Torres de la Cortina ». Gamero Cívico a-t-il racheté l’élevage du père de son épouse ? En a-t-il hérité ? La question demeure entière mais elle a finalement peu d’importance. C’est lui qui dirige et c’est son nom qui est inscrit sur les affiches. A priori, entre 1896 et 1914, Gamero Cívico ne change rien au sang de son troupeau — certains plumes évoquent cependant un croisement avec de l’Ybarra ou du Parladé. Les nombreuses photographies que l’on peut trouver dans les revues taurines de l’époque en attestent : les toros sont indubitablement à dominante vazqueña. Au contraire, entre 1907 et 1914, le fer historique de Torres de la Cortina disparaît (un P incertain) pour laisser la place à celui créé par Gamero Cívico dont les « talents » de « sélectionneur » ont divisé les plumes de l’époque. En témoigne cet extrait du livre Toros de lidia : brèves apuntes históricos y descriptivos de las ganaderías bravas de España, Portugal y América écrit par Samuel Tena Lacen3 : « … pasó la propriedad de la vacada á D. Luis Gamero Cívico, y la afición esperaba que los afanes y cuidados de éste, colocaran en bueno terreno á la divisa. Si tal se esperaba la afición, se equivocó, pues el nuevo proprietario no supo nunca lo que se hizo, porque el Sr. Gamero Cívico que tiene aficiones políticas, y jamás descollará en la vida pública, tampoco tuvo nunca notoriedad como competente en la crianza de reses bravas ». Sous son nom, les Torres de la Cortina sont lidiés avec une devise azur, celeste y blanca mais le ciel de ces vazqueños s’obscurcit à mesure que le Vistahermosa via Murube / Ybarra prend de l’importance dans les années 1900 et 1910. Gamero Cívico le sait, le voit, le constate, lui qui franchit petit à petit le seuil d’une vie bien remplie. Il a 59 ans en 1914, plusieurs enfants à qui il compte laisser un héritage viable, ne serait-ce qu’en matière taurine.

Ainsi, en cette année de déflagration mondiale sauf en Espagne, Luis Gamero Cívico achète les restes de la ganadería de Fernando Parladé, étoile filante du monde ganadero. L’élevage originel, celui fondé par Torres de la Cortina, est désormais annoncé sous le prénom de son fils, José Gamero Cívico Torres. Les deux élevages, le vazqueño et le nouveau issu de Parladé sont membres associés de l’U.C.T.L. en 1915. Pourtant, José Gamero Cívico ne mettra pas longtemps à se débarrasser de l’héritage paternel malgré les tentatives de croisements tentées entre le Vázquez issu de Benjumea et les Parladé (il vend en 1918). En ce qui concerne la partie Parladé achetée en 1914 donc, les années qui suivent témoignent d’une tentative d’amélioration de la qualité du cheptel et d’une certaine augmentation du nombre de bêtes lidiées par rapport à l’époque de Fernando Parladé. Ainsi, entre 1915 et 1924, les Gamero Cívico font lidier en moyenne 56 toros par an en considérant que les pics se situent en 1919 (67 toros) et en 1920 (76 toros). Détail intéressant à relever, la famille ne fait quasiment pas combattre de novillosdurant ces années ce qui fait écrire à la revue Toros y toreros4 de 1922 cette assertion définitive concernant les Gamero Cívico : « Ninguno (novillo) ¡ Todo es poco y todo va bien para toros ! ». Cependant, au-delà des astados lidiés sous la devise jaune des Gamero Cívico, ce sont les ventes de bétail à des confrères qui donnent la meilleure photographie de la qualité intrinsèque des toros issus de Parladé. Tout le monde semble vouloir s’en procurer au tournant des années 1910 et 1920. Rien de moins étonnant puisque cette période qualifiée de « l’âge d’or » de la tauromachie correspond aussi à la mise en place de ce que l’on nommera plus tard le mono-encaste. Les Murube / Ybarra / Parladé remplacent petit à petit mais sûrement les vazqueños et autres Veragua ainsi que les restes de Jijón. Le Navarrais quitte la place et Belmonte adore toréer les Gamero Cívico. De ce fait, la famille vend nombre de bêtes à d’autres ganaderosdésireux de suivre la mode. D’après diverses sources, il est possible de lister parmi ces acquéreurs pas moins que Félix Gómez, Juan Belmonte, Antonio Pérez, Pinto Barreiros, Pedrajas, Alves do Rio ou Florentino Sotomayor.

Luis Gamero Cívico y Benjumea décède en 1921. Lui succèdent ses enfants qui sont au nombre de quatre : Manuel, Luis, José et Juana Gamero Cívico Torres. Quatre ans seulement après avoir hérité de l’élevage familial, chaque héritier revend sa part du gâteau, en 1925 donc. Le fait que les quatre parts soit vendues la même année laisse penser qu’il y eut un accord entre les quatre enfants et accord il y eut car la ganadería était menée par les trois frères. La vente des Gamero Cívico en quatre portions s’explique certainement par un événement survenu en 1923 ou 1924. Depuis 1905 — 15 avril 1905 —, les éleveurs de renom étaient réunis au sein de la Unión de Criadores de Toros de Lidia dont un des objectifs majeurs résidait dans le protectionnisme de leurs intérêts et la limitation d’une concurrence extérieure. De fait, les ganaderos associés avaient l’interdiction de vendre du bétail en Amérique ou en France par exemple. Malgré cette épée de Damoclès, les enfants Gamero Cívico furent pris la « main dans le sac » en 1923 semble-t-il car il envoyaient secrètement des lots vers l’Amérique et se virent ainsi infliger une amende conséquente de la part de l’U.C.T.L. C’est ce que révèle la revue Toros y toreros en 19255 : « según nuestras noticias, esta vacada ha sido enajenada por los señores Gamero Cívico, y por haberle impuesto una multa de 50 000 pesetas la Asociación de Ganaderos, con motivo de haber vendido para México algunas cabezas de ganado ».

Refusant de payer, ils préfèrent vendre l’élevage qui prend majoritairement la route du nord vers Salamanca. Manuel vend du bétail et le fer de Parladé à Manuel Blanco Domínguez, Luis fait de même avec le père de celui-ci, Ernesto Blanco Alonso. José cède sa part au beau-frère d’Ernesto Blanco, Rafael Lamamié de Clairac Romero quand Juana s’entend avec Juan Domínguez Delgado de Valladolid. C’est cette ultime part qui donnera naissance à la ligne des Samuel Flores. Toujours selon la revue Toros y toreros en 1925, ce furent pas moins de 666 têtes de bétail qui furent vendues à Lamamié de Clairac et aux Blanco ! En 1925, la famille Gamero Cívico disparaît du monde ganadero et des cartels des grandes ferias. Pourtant, comme souvent en la matière, les choses ne sont pas aussi simples car les quatre enfants de Luis Gamero Cívico y Benjumea conservent dans la finca « La Jurada » (proche de Lora del Río) un troupeau dans la plus grande discrétion. Ils le nomment « Torre Abad » et le marquent avec un fer en Y venu certainement d’Eduardo Ybarra avec lequel les Gamero Cívico marquaient leurs Parladé depuis 1914 peut-être ou à défaut, à partir de 1918. En effet, les histoires de fers chez les Gamero Cívico sont complexes et prêtent à l’écriture de quelques lignes.

Quand il achète ou hérite de l’élevage de son beau-père Torres Díez de la Cortina à la fin du XIX° siècle, Luis Gamero Cívico y Benjumea utilise le fer en forme de P de Torres de la Cortina mais il en change entre 1907 et 1914 pour créer le sien propre (un cercle inscrit dans un cercle plus grand couronné de croix aux quatre points cardinaux). En 1914, il achète le bétail de Parladé avec les livres et le fer de ce dernier et lègue son premier troupeau à son fils José qui, on l’imagine, continue de ferrer avec le fer utilisé par son père entre 1907 et 1914. Logiquement, les Parladé de Gamero Cívico auraient dû être marqués avec le fer de leur ancien propriétaire Parladé mais il n’est pas évident que les choses se déroulèrent ainsi car ceux qui se sont penchés sur l’histoire des Parladé ne s’entendent pas sur la question. Certains affirment que Gamero Cívico marqua ses toros avec le fer de Parladé quand d’autres évoquent le Y du fer de Ybarra. D’après eux, ce fer historique de la famille Ybarra aurait été acheté par Gamero Cívico à Parladé en 1914 en sus du propre fer de ce dernier. Cette thèse peut être défendue par le tableau des fers dressé en 1904 dans le Doctrinal taurómaco de Antonio Fernández de Heredia « Hache »6. Ainsi, on y découvre que le fer de Parladé est le même que celui de Ybarra (seules sont différentes les devises) et cela laisse supposer que Parladé racheta bien le fer de Ybarra en 1904 avant de créer le sien propre et de laisser le Y en dormance. Une autre version pourrait tout simplement découler des liens familiaux qui unissaient les familles Gamero Cívico et Ybarra. Ainsi, en 1918, Luis Gamero Cívico Torres, fils de Luis Gamero Cívico y Benjumea, épouse Emilia Ybarra Osborne qui était la nièce d’Eduardo Ybarra, mort sans descendance. Il est donc possible d’imaginer que le fer historique de la famille Ybarra fut récupéré grâce à ce mariage par la famille Gamero Cívico et que celle-ci commença à marquer les bêtes avec ce Y plutôt qu’avec le fer de Parladé en 1918. Ce qui est certain par contre, c’est que le fer de Ybarra fut conservé dans la famille après les quatre ventes de 1925 (alors que celui de Parladé fut vendu à Manuel Blanco Domínguez) et qu’il servit à estampiller les bêtes de « Torre Abad ». En avril 1934, au soir d’une corrida donnée à Séville, Gregorio Corrochano7 fait mention dans son compte-rendu de « esa Y griega con que se marcan las magníficas yeguas de Cívico la estrenaban los toros est tarde ».

La résurgence de cet élevage « Torre Abad » dans les années 1930 ne manque pas d’étonner et doit se comprendre à l’aune du climat de tensions qui traversait l’U.C.T.L. à cette époque. A priori, les Gamero Cívico sont restés très discrets sur l’existence de l’élevage et n’appartenaient pas à la Unión. Si l’on se replonge dans la chronique — déjà mentionnée plus haut — de Gregorio Corrochano de cette corrida sévillane d’avril 1934, il saute aux yeux que leur retour dans les ruedos suscita tant l’étonnement que le questionnement : « Yo creí que eran cosas de Rafael el Gallo. Pero hace ya, hace algunos años, era frecuente oírle decir a Rafael que algunos toros tenían química. {…} Los toros de la química, decíamos en tono humorístico, siguiéndole la corriente. La verdad es que nadie creía que existieran toros químicos. Pero al llegar esta feria de Sevilla, y más concretamente, esta tarde a la plaza, nos encontramos con que se lidian toros de Torre Abad de Gamero Cívico. Nosotros sabíamos que los señores Gamero Cívico habían vendido hace años su ganadería, y no sabemos que hubieran vuelto a adquirir toros. {…} Puesto que desconocemos su procedencia, no cabe duda que proceden de la química ». Les « nouveaux » Gamero Cívico des années 1930 purent être combattus car ils furent acteurs d’une rébellion de quelques ganaderos en tête desquels Urquijo et Juan Belmonte qui quittèrent l’U.C.T.L. (pour créer une autre association) pour s’entendre avec l’empresa Pagés à la tête d’une des arènes de Madrid. Ce nouveau groupe d’éleveurs ainsi que d’autres qualifiés de « libres » firent donc lidier des courses au nez et à la barbe des tenants de l’orthodoxie de l’U.C.T.L. Il en fut ainsi pour Torre Abad le 13 mai 1934 à Madrid par exemple. Petit détail, la devise des Gamero Cívico parladeños qui fut jaune (comme celle de Parladé) sous l’ère du père à partir de 1914 devient bleue et or dans les années 1930.

L’aventure brava de la famille Gamero Cívico prend fin définitivement en 1941. À la mort de Luis Gamero Cívico Torres en 1940, le reste de la fratrie — sous la signature de Manuel — vend le troupeau à Juan Guardiola Fantoni. 293 têtes de bétail rejoignent les terres des Guardiola pour écrire le récit d’une autre grande saga ganadera.

1. Familia, poder y ascenso social en la villa de Palma : los Gamero Cívico (ss. XVII°-XIX°), Belén A. Romero Lupiañez, Universidad de Córdoba, 2016.
2. Ganaderías andaluzas : relación de las ganaderías bravas en la región andaluza, Carlos L. Olmedo, 1897.
3. Toros de lidia : brèves apuntes históricos y descriptivos de las ganaderías bravas de España, Portugal y América, Samuel Tena Lacen, 1957.
4. Toros y Toreros, 1922.
5. Toros y toreros, 1925.
6. Doctrinal taurómaco, Antonio Fernández de Heredia « Hache », 1904.
7. Los toros de la química, Gregorio Corrochano in ABC, 20 avril 1934.

 
 

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