García Pedrajas
García Pedrajas

 

Juillet 1936. Comme s’il s’était agi d’une simple feuille de papier, l’Espagne est déchirée par le coup d’état du général Francisco Franco Bahamonde. Sur cette feuille blanche ouverte comme un cœur poignardé s’écrira l’histoire tragique de la Guerre civile espagnole (1936-1939). Dès les premières heures de ce soulèvement militaire contre la République, les rancœurs et les haines deviennent folie autant que violence. À quelques kilomètres à l’ouest de Cordoue, Almodóvar del Río s’adosse depuis des siècles aux collines de la Sierra de Hornachuelos pour contempler le passage langoureux du Guadalquivir qui serpente vers l’Atlantique. Dans les années 1930, Almodóvar del Río est une terre de toros car c’est précisément là qu’un enfant du pays élève depuis 1918 des astados d’origine Parladé : il s’appelle Antonio García Pedrajas. En juillet 1936, il a 77 ans et a passé le relais à son fils, Francisco García Natera, depuis 1931 ou 1932. Le patronyme Natera vient de l’épouse de García Pedrajas, Marina Natera Muñoz, cousine d’un autre éleveur de toros de lidia de la zone. Le 23 juillet 1936, García Pedrajas, son fils García Natera et d’autres personnalités locales sont enfermés dans une pièce de la maison d’Antonio Natera Ladrón de Guevara, un parent, par un groupe de « résistants » au coup d’état nationaliste mené par un certain Perico Palacios. Ce sont des hommes qui, pour certains, travaillent pour les familles Natera et García Pedrajas. Contraints de se rendre dans le patio, les détenus sont exécutés a tiros. Almodór del Río est reprise par les forces nationalistes quelques jours plus tard et les funérailles d’Antonio García Pedrajas et de son fils ont lieu le 31 juillet 1936.




Né en 1859, Antonio García Pedrajas devient éleveur de taureaux sur le tard. En effet, il a 59 ans lorsqu’il acquiert auprès de Félix Moreno Ardanuy de Palma del Río le troupeau d’origine Ybarra / Parladé que celui-ci avait acheté à Francisco Correa le 02 septembre 1915. À cet en-droit du récit, il est nécessaire de remonter le temps pour mieux comprendre quelle était l’origine du bétail acquis par García Pedrajas en 1918.

En 1903, la famille Ybarra, sous le prénom d’Eduardo, divise l’élevage familial issu de Murube en deux parts dont l’une est vendue à Fernando Parladé Heredia. Ce dernier cède dès 1904 un ensemble de 80 vaches et un reproducteur, ‘Bandolero’, à Francisco Correa initiant par cette première cession la « diaspora » de son cheptel. Tous les ouvrages qui traitent de l’histoire des ganaderías bravas s’entendent pour écrire que Correa détenait donc du Parladé. En vérité, il serait plus juste d’écrire que Parladé vendit à Francisco Correa des Ybarra, certaine-ment du desecho d’Ybarra issu de la réduction drastique que Parladé opéra sur ses Ybarra. Le lot acheté par Correa n’a pas eu le temps d’avoir l’empreinte de Parladé sur la sélec-tion. Francisco Correa était un éleveur de Guillena, localité proche de Séville, et il est difficile de trouver de plus amples informations sur ce personnage qui demeura un ganadero « secondaire » même s’il était inscrit parmi les éleveurs associés membres de la Unión de Criadores de Toros de Lidia en 1910 . Dans son numéro du 30 mars 1905 , la revue Sol y sombra rend compte d’une journée campera organisée chez Fernando Parladé et durant laquelle « se encerraron dos becerras de D. Fernando Parladé y dos becer-ros de D. Francisco Correa, nuevo ganadero de reses bravas ». Peut-on en conclure que Parladé et Correa étaient amis ? Qu’ils sélectionnèrent leur bétail de concert ? Cela pourrait s’entendre étant donné que Guillena fut la localité dans laquelle s’installa la famille Parladé. Correa faisait lidier son bétail avec une devise grana et connut, comme tous les éle-veurs finalement, une carrière en dents de scie. Ainsi, sa présentation à Grenade en juillet 1909 fut plutôt un succès si l’on en croit la revue Los Toros : « el ganadero, que pre-senció la corrida desde el palco nùm. 17, oyó nutridos aplausos e dos toros por su buena pre-sentación {…} hay que tener en cuenta que la corrida esta de Granada ha sido con toros gran-des que aguantaron bastantes puyazos… ». Tout au contraire, sa novillada lidiée à Séville en juillet 1914 fut un échec retentissant pour le ganadero puisque les six novillos reçurent l’indignité suprême des banderilles de feu. La même année et tou-jours en juillet, la présentation de la ganadería à Barcelone confirme le mauvais pas-sage de l’élevage : « para debutar en esta plaza, en señor Correa debió mandar lo mejorcito de su ganadería. Los seis bichos lidiados batieron en record de mansedumbre ».

Insatisfait ou lassé, personne ne peut l’affirmer, Francisco Correa vend son élevage le 02 sep-tembre 1915 à Félix Moreno Ardanuy de Palma del Río — d’après certaines sources, Correa aurait également vendu du bétail à un certain Pérez Centurión en 1915. Dans une note sur l’élevage de Correa, le Consultor Taurino de 1916 détaille les atours de cet achat : « el 2 de septiembre de 1915, Félix Moreno Ardanuy compró a don Francisco Correa la ganadería que este formó con 80 vacas y un semental que adquirió de don Fernando Parladé, habiendo el señor Moreno Ardanuy agregado a su vacada, pues, 295 cabezas, todas de pura sangre de los bichos de Ibarra, teniendo muchas de las vacas compradas los hierros de este úl-timo ganadero y del señor Parladé ». Ce court passage a de quoi susciter certaines interro-gations. Que certaines vaches aient porté le fer de Ybarra en 1915 est compréhensible mais que d’autres fussent marquées par celui de Parladé est plus étonnant car Parladé vendit à Correa dès 1904 ce qui suppose qu’il n’eut pas le temps de marquer ses Ybarra de son propre fer. Cela pourrait signifier aussi qu’entre 1904 et 1915, Parladé vendit des vaches à Correa ce qui n’apparaît pas dans l’historiographie officielle. Par contre, si l’on en croit une notice de la revue La Fiesta brava , il se pourrait qu’en 1915, quelques mois avant de vendre à Moreno Ardanuy, Correa ait acheté du bétail à Luis Gamero Cívico, acquéreur des Parladé en 1914. En tout état de cause, ce qu’achète Moreno Ardanuy en 1915 est bien un cheptel totalement ibarreño, qu’il fut de l’Ybarra originel ou du Parladé ajouté en 1915 via Gamero Cívi-co. Le nom de Correa disparaît des annuaires des éleveurs de toros mais pas encore des cartels puisqu’on trouve des novillos et toros lidiés au nom de Correa jusqu’en 1917.

Félix Moreno Ardanuy était déjà ganadero en 1915. En 1913, il avait acheté un éle-vage d’origine Jijón / Veragua à des Lozano de la province de Cordoue. L’achat des Ybarra / Parladé à Correa doit correspondre à une volonté de détenir du bétail au goût du jour dans les années 1910. Il ne conserva les Correa que trois années autant écrire qu’il n’eut pas le temps d’imprimer à ce bétail sa propre patte. Ainsi, le 22 mai 1918, Moreno Ardanuy devient proprié-taire de la ganadería du marqués de Saltillo. Officiellement du Vistahermosa pur (la ligne Picavea de Lesaca) comme les Correa mais visuellement et de comportement un monde les sépare. Certainement plus intéressé par le défi que représentaient les Saltillo, Moreno revend donc ses Ybarra / Parladé en 1918 à un presque voisin de la province de Cordoue, Antonio García Pedrajas d’Almodóvar del Río. En 1918, García Pedrajas est un homme au soir de sa vie, il a 59 ans et fait partie de l’élite politico-économique de son village. En 1906, le Diario de Córdoba informe qu’un nouveau conseil municipal a vu le jour à Al-modóvar del Río et que le nouveau maire est Antonio García Pedrajas dont le premier adjoint fait partie de la famille de sa femme, les Natera, et le second n’est autre que son frère Manuel García Pedrajas. Pour dire les choses plus simplement, García Pedrajas est le digne représentant d’une grosse bourgeoisie rurale marquée par le conservatisme paternaliste de l’époque et ancrée dans la défense de ses intérêts propres.

Ce qu’il achète en 1918 à Félix Moreno Ardanuy est donc un trésor directement issu des Ybarra cédés en 1903 ou 1904 à Parladé. Concernant cet achat, une interrogation périphérique sub-siste. Ainsi, au regard de la notice qu’écrit la revue Toros y Toreros en 1919 sur l’élevage de García Pedrajas, il semblerait que la vente des Parladé de Moreno Ardanuy à Pe-drajas fut sujette à une condition étrange qui était de « cederle además, un eral de la men-cionada vacada del marqués ». Mention bizarre qui signifierait que García Pedrajas aurait peut-être voulu tenter un croisement entre un lot de vaches ibarreñas et un mâle Sal-tillo. Rien ne le prouve, rien ne l’infirme aujourd’hui. Mis à part une possible introduction de Gamero Cívico en 1915 par Correa lui-même, le bétail qui débarque sur les fincas de García Pedrajas à Almodóvar del Río (Fuenreal, Mesas Altas et Cortijo Nuevo) est ce pur Vistahermosa de ligne Murube / Ybarra que tous les ganaderos de ce premier quart de XX° siècle s’arrachent. Dès 1918, García Pedrajas renforce semble-t-il les retrouvailles entre ses Ybarra / Parladé et les Parladé / Gamero Cívico. Rappelons que Luis Gamero Cívico a racheté en 1914 ce qui restait de l’élevage de Fernando Parladé et comme Parladé avant lui, Gamero Cívico ne se montra pas chiche à l’heure de vendre des machos à d’autres éleveurs. Si l’on en croit la revue Toros y Toreros en 1922 , García Pedrajas aurait utilisé au moins trois étalons achetés ou prêtés par la famille Gamero Cívico entre 1918 et 1922. Il s’agit de ‘Jabato’, ‘Horquillero’ et ‘Caraancha’. Prudent, discret, laborieux, García Pe-drajas n’a pas cédé aux sirènes de la renommée comme d’autres avant lui. Pendant plusieurs années, il ne fait lidier, et quasiment exclusivement à Cordoue, que des novillos réser-vant les toros pour des spectacles de rejón. La devise blanca y encarnada de Pedrajas ne fait son apparition à Madrid qu’en 1923 avec une novillada lidiée le 27 juillet et combattue par Gallito de Zafra, Martínez Vera et José Paradas. Le correspondant du journal ABC de l’époque, Eduardo Palacios , est sans pitié avec le nouveau ganadero : « Debutaba ayer el ganadero cordobés Antonio García Pedrajas que se esmeró muy poco o nada para traer la nueva divisa a Madrid. Las reses, de no mal tipo, desigua-laron mucho en todo, y más en presentación… ». Deux ans plus tard, Madrid n’ouvre tou-jours pas les portes du succès à García Pedrajas qui le rencontre par contre chez lui à Cordoue. Une nouvelle novillada est combattue dans la capitale espagnole le 23 avril 1925 et Palacios continue de ne pas comprendre le « succès » annoncé des Pedrajas. Il écrit : « Ahora que lo que no me explico de ninguna manera es el cartel que se ha pretendido hacer a esa vacada, con poca historia, poca vida y pocos prestigios ». Un mois plus tard, le 31 mai 1925, García Pedrajas acquiert son ancienneté en présentant une corrida de toros à Madrid. Elles est combattue par Valencia I, Valencia II (ça ne s’invente pas) et Facultades mais ne laisse pas de grands souvenirs au public madrilène car « las (reses) jugadas en la nuestra el domingo fue-ron todas mansurronas {…}y, en su mayoría, blandas y sin poder ». Mais une course ou deux ne font pas une ganadería et le succès des García Pedrajas alla croissant au cours des années 1920 et s’il fallait le prouver, il suffirait de citer le nom de ceux à qui le vieux ganadero accepta de vendre la moitié de son cheptel en 1931 ou 1932. Il s’agit des frères Mora-Figueroa, les fils de la viuda de Tamarón, ceux-là même qui modelèrent les Parladé dans les années 1910 pour les céder en 1920 au Conde de la Corte. Ganaderos d’exception, peut-être les plus talentueux de leur génération, sélection-neurs de talent, les Mora-Figueroa sont le gage que le Pedrajas n’était pas mauvais, bien au con-traire. Qu’ils aient jeté leur dévolu sur cet élevage n’est pas le fruit du hasard ou des opportuni-tés mais bien la conséquence d’un choix réfléchi et mesuré. Ainsi donc, en 1932, García Pe-drajas se libère d’une partie de son élevage et passe la moitié qui lui reste à son fils, Francisco García Natera qui utilise le même fer que son père. À partir de 1932, les García Pedrajas sont de plus en plus annoncés García Natera sur les cartels mais ce sont les mêmes et l’Histoire ou-bliera le patronyme Natera pour ne conserver que celui de Pedrajas.

Las, 1936 — et sa déflagration de violence — s’abat sur le pays comme une gifle qui emporte l’éleveur de 77 ans mais également son fils Francisco García Natera. Assassinés, ils laissent un élevage qui a acquis renommée et sérieux. Antonio García Pedrajas était l’époux de Marina Na-tera Muñoz avec qui il eut quatre enfants : un fils, Francisco García Natera, et trois filles, Mag-dalena, Marina et María García Natera. À la mort du père et du fils, ce sont les trois filles de García Pedrajas qui deviennent les héritières de la ganadería. En quelques années, le bétail va être disséminé au gré de plusieurs ventes. A priori, Marina cède sa part à son aînée Magdalena qui poursuit l’aventure ganadera sous le nom de son époux — vivant ou peut-être assassiné lui aussi en juillet 1936 ?—, Mariano Fernández Gómez, conservant le fer et la devise. La part de María, elle, est vendue en 1939 aux frères Isaías y Tulio Vázquez qui en feront un paroxysme de bravoure et de caste. En vérité, si les historiens évoquent les parts de l’une ou l’autre soeur, il semble que ce soit Magdalena qui dirigea la casa Pedrajas après 1936. Elle tient jusqu’en 1946, date à laquelle l’élevage est vendu. C’est Salvador Nogue-ras qui achète la majeure partie (avec le fer); majeure car une part moins conséquente avait déjà été cédée à Manuel Guerrero Palacios. Les dates sont confuses : certains auteurs évoquent une vente à Guerrero Palacios dès 1936 quand d’autres tablent plus certainement sur 1943 — il se présente à Cordoue en 1945. Dans tous les cas, au final, la part de Nogueras puis celle de Guer-rero Palacios tombent entre les mains de la famille Guardiola. Ainsi, Nogueras revend ses Pe-drajas dès 1946 à Salvador Guardiola Fantoni qui les annoncent au nom de son épouse : María Luisa Domínguez Pérez de Vargas. De même, le bétail de Guerrero Palacios aboutit entre les mains des mêmes Guardiola dans les années 1940 mais est annoncé au nom d’un fils, Salvador Guardiola Domínguez.

L’histoire de la famille García Pedrajas se confond avec l’histoire de l’Espagne contemporaine. La Guerre civile (1936-1939) a brisé la famille et certainement la trajectoire d’un élevage fondé sur le socle des Ybarra / Parladé par l’entremise de Francisco Correa entre 1904 et 1915. Il demeure un patronyme, Pedrajas, qui sonne aux oreilles des aficionados comme synonyme de bravoure, de caste vive et de combats légendaires. De ces Pedrajas sont nés les « Tulio », les Guardiola et pour une part, les Domecq. 1. Consultor Taurino, José Becerra & José Neira Otero, 1910.
2. Revue Sol y Sombra, 30.03.1905
3. Revue Los Toros, n° 12, 29.07.1909
4. Revue Palmas y Pitos, n° 71, 27.07.1914
5. Consultor taurino, 196.
6. Revue La Fiesta brava, n° 319, 12.05.1919
7. Diario de Córdoba, 03.01.1906
8. Revue Toros y Toreros en 1919 9. Revue Toros y Toreros en 1922
10. ABC, 28.07.1923
11. ABC, 24.04.1925

 
 

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