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La partie sud de l’Estrémadure espagnole, celle qui correspond peu ou prou à la province de Badajoz et à la zone enserrée entre Alconchel et Jerez de los Caballeros est aujourd’hui une terre ganadera d’importance qui compte des dizaines d’élevages braves qui goûtent à la beauté de paysages remarquables. Au cœur de ce petit monde, on trouve le village de Táliga qui organise chaque année sa « Feria internacional Dehesa y Toros » qui relève plus de la kermesse d’école que d’un sommet mondialisé autour du taureau brave. Mais bref, il y a longtemps, il y a un siècle, Táliga n’était rien ou presque et la vie taurine de la zone était le fait de deux autres pueblos : Jerez de los Caballeros avec l’élevage du Conde de la Corte et Higuera de Vargas avec celui de don Arcadio Albarrán García-Marqués. Entre les deux, il n’y avait pas grand-chose. C’est ce premier Arcadio qui acheta en 1923 une portion de ce que fut la ganadería de Campos Varela. Grand propriétaire foncier originaire de Higuera de Vargas, c’est logiquement là, dans plusieurs de ses fincas, qu’il installa un bétail brave qui ne l’intéressait qu’assez peu. Effectivement, la famille raconte que l’achat du Campos Varela et le plongeon dans le monde des ganaderos était destiné surtout à son fils, Arcadio Albarrán Díaz de la Cruz, qui, lui, était mordu d’afición.
Pour être complet, il convient de mentionner que le patronyme Albarrán était connu dans la région de Badajoz depuis le début du XX° siècle grâce à l’éleveur Manuel Albarrán Martínez. Il est difficile de savoir si cet Albarrán avait un lien de parenté avec ceux qui nous intéressent. Certaines notices de l’époque font de lui le père d’Arcadio Albarrán García-Marqués, d’autres son frère (c’est le cas de Filiberto Mira dans un reportage sur la ganadería d’Arcadio Albarrán paru en 1985 dans la revue Aplausos). Toujours est-il que ce Manuel Albarrán était ganadero depuis 1904 lorsqu’il acheta une grande partie de l’élevage de Halcón ; élevage qui était une mixture de plusieurs origines prisées au XIX° siècle et dans laquelle semblait dominer le sang Veragua. Il y ajouta du Murube et d’autres lignes plus contemporaines (certainement du Villamarta) issues du Vistahermosa pour en faire une ganadería de renom tant par la forte présentation que par les qualités de combat de ses astados. Sa première corrida fut lidiée à Badajoz le 16 août 1904 et ses bêtes pâturaient sur les propriétés « Malpica », « Albala » et « Telena » situées non loin de la capitale provinciale. Qu’il fut ou non un parent d’Arcadio Albarrán García-Marqués n’a finalement que peu d’importance en ce qui concerne notre étude. En effet, il semble que son élevage disparaisse des radars au début des années 1920 et qu’une grande partie de celui-ci fut vendu à un certain Juan Peña Rico du Campo Charro.
C’est en 1926 qu’Arcadio Albarrán Díaz de la Cruz prend les rênes d’un élevage acheté pour lui. Pendant presque un demi-siècle, c’est lui qui dirige la ganadería sur plusieurs fincas de la zone de Higuera de Vargas dont la principale aujourd’hui, « Pedro Martín ». Sur ces terres, il fait montre de grandes qualités de cavalier qui le firent considérer par ses contemporains comme un des meilleurs de son temps. Certains ont écrit qu’il aurait donné des conseils en la matière à son ami Juan Belmonte. Dans la famille Albarrán, le fil de l’histoire est assez simple : un Arcadio succède toujours à un Arcadio. Ainsi, en 1973, le fils aîné d’Arcadio Albarrán Díaz de la Cruz, Arcadio Albarrán Olea prend la tête de l’élevage. Ses frères sont aussi aficionados, l’un, Antonio sera un chirurgien reconnu (en particulier en chirurgie taurine) quand l’autre, Juan Albarrán Olea, fonde sa propre ganadería sur une finca familiale, celle de « La Mata ». Le patronyme Olea leur vient de leur mère, Visitación Olea, qui était la sœur de María Olea Villanueva, épouse de Luis López Ovando, héritier de l’élevage voisin du Conde de la Corte. Si l’on en croit les historiens des ganaderías, c’est sous le « règne » d’Arcadio Albarrán Olea que la ganadería renforce encore plus l’influence Murube par l’introduction de reproducteurs achetés à Félix Cameno. Quelques années plus tard ce sont des Domecq de Los Guateles qui confirment le virage pris par l’éleveur. Décédé en 2020 à 92 ans, Arcadio Albarrán Olea avait depuis le début des années 1990 intégré ses enfants dans la gestion de la ganadería et parmi eux l’aîné, Arcadio Albarrán Moraleda, actuel représentant du fer. Si l’élevage demeure discret sur le circuit actuel, cela ne semble pas gêner outre mesure les propriétaires qui goûtent les bonheurs simples du campo en maintenant des méthodes de manejo traditionnelles et en refusant de poser des fundas sur des toros au gabarit médian, construits sans exagération.
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Si la ganadería de Arcadio Albarrán peut se targuer d’appartenir à la même famille depuis cent ans, l’histoire des origines de son bétail est plus ancienne encore et remonte au dernier quart du XIX° siècle et renvoie au sang Jijón aujourd’hui exsangue dans l’élevage tout autant que dans la cabaña brava.
En 1874, une certaine Antonia Breñosa devient propriétaire de têtes de bétail acquises auprès du célèbre élevage de sang Jijón de Félix Gómez Pombo, héritier de son père, Félix Gómez Llorente, lui-même successeur de son géniteur, Elías Gómez Lloso. C’est ce dernier qui avait fondé l’élevage vers 1829 en achetant une trentaine de bêtes à un voisin de Colmenar Viejo, José López Briceño. D’après « Areva », furent ajoutées des têtes de même origine de chez Manuel Salcedo et Pedro Lasso eux aussi installés sur les terres de Colmenar Viejo, véritable haut lieu de l’encaste Jijón au XIX° siècle ; encaste caractérisé par les robes retintas. Ce sont donc des bêtes jijonas qui font le voyage de Colmenar jusqu’à la province de Cordoue où est installée la señora Breñosa. Si l’on en croit l’ouvrage « Historia de las principales ganaderías de toros de España » (1876), la nouvelle ganadera achète à Gómez 170 têtes dont 53 mâles âgés de 1 à 4 ans, et, selon plusieurs sources, c’est le matador Rafael Molina « Lagartijo » qui conduit et / ou conseille la ganadería. Elle fait lidier pour la première fois le bétail à son nom (devise azul turquí, blanca y grosella) sur ses terres, dans la plaza de Cordoue le 17 mai 1875, mais semble ne pas profiter longtemps de son caprice puisqu’elle cède son élevage, en 1879, à Rafael Barrionuevo Obrero. Il semblerait que ce soit sous les directives de ce dernier ou de son fils, Rafael Barrionuevo Fernández, qu’un croisement fut opéré sur les Jijón par l’injection de reproducteurs Vistahermosa via Nuñez de Prado. D’autres références bibliographiques font remonter ce croisement avec Nuñez de Prado dès l’époque d’Antonia Breñosa. Après le décès de Barrionuevo Obrero, sa veuve, Josefa Fernández, vend le cheptel au début des années 1890. Les dates varient en fonction des sources : 1891 ou 1893 ou 1894. D’après l’ouvrage Ganaderías andaluzas de Carlos Olmedo publié en 1897, l’achat aurait eu lieu le 25 août 1893 et l’acheteur se nommait Antonio Campos López. Il récupérait ainsi les Jijón / Vistahermosa.
Au carrefour des XIX° et XX° siècles, le sang Jijón n’est plus de mode. La concurrence Veragua mais surtout Vistahermosa annonce déjà ce que sera le toro du futur. Campos López le sait et renforce l’apport Vistahermosa de son troupeau avec l’introduction de bêtes acquises auprès de Murube et semble-t-il de Parladé qui en est une descendance directe. La modernité prend le contrôle des « Campos Varela » puisque c’est ainsi qu’est annoncé sur les cartels le bétail de Campos López qui change de fer mais pas de devise. D’après Carlos Olmedo, la première course lidiée à Madrid le fut dès le 14 octobre 1894 par les espadas El Tortero, Torerito et Lagartijillo. Le résultat ne fut semble-t-il pas à la hauteur des espérances de l’afición madrilène. La chronique établie par la revue La Lidia ne laisse planer aucun doute : « Las reses de D. Antonio Campos López, antes de Barrionuevo, fueron de una desigualdad abrumadora en cuanto á presentación. […] De poco empuje y bravura para el primer tercio, cumplieron, sin embargo, aguantando 43 puyazos por 10 caídas y siete caballos arrastrados… ». Dans son Catecismo taurino : breve compendio de conocimientos útiles á los aficionados á toros, Manuel Serrano García-Vao nous donne un aperçu du morphotype de ces Campos López. Il évoque des toros qui « conservent la grande taille des colmenareños et qui ont en général les pelages des toros andalous, le negro et l’entrepelao ». Le 4 septembre 1912, Antonio Campos López décède mais son élevage lui survit entre les mains de ses fils : Antonio, Emilio et Eduardo Campos Fuentes. En 1914, il est annoncé « Campos (Testamentaría de D. Antonio) ». La saga familiale ne dure qu’une dizaine d’années de plus puisqu’aux premières heures des années 1920, chacun des héritiers vend sa portion.
En 1923, Arcadio Albarrán García-Marqués rachète pour son fils, Arcadio Albarrán Díaz de la Cruz, la moitié de la part détenue par Eduardo Campos Fuentes - celles des frères de celui-ci furent vendues à Juan Belmonte en 1924 (part d’Antonio) et à Infante da Câmara (part d’Emilio). Très rapidement, en 1926, les Albarrán passent sous le contrôle d’Arcadio Albarrán Díaz de la Cruz qui était un éminent aficionado ainsi qu’un immense caballista de campo. La famille Albarrán tenaient ses terres et fincas autour des villages de Higuera de Vargas et Barcarrota. Dans son livre El toro bravo, hierros y encastes, Filiberto Mira dresse le portrait d’un homme de campo tout entier consacré à sa ganadería et à la vie campera. Ami intime de la figura Juan Belmonte, Arcadio Albarrán Díaz de la Cruz semble ne pas avoir recherché la célébrité à travers ses astados. Ainsi, l’élevage est resté durant toute son histoire assez modeste pour ne pas écrire confidentiel et plutôt fournisseur de novillos que de toros comme en témoigne l’année 1978 qui vit combattre 10 toros pour 36 novillos. Les recherches effectuées concernant la ganadería dressent le portrait d’un élevage que l’on pourrait qualifier de « régional ». Clairement, l’Estrémadure a été la destination favorite des Arcadio depuis leur création. Ainsi, la première course est donnée à Badajoz le 24 juin 1924. C’est ‘Ranchero’, n° 7, qui ouvre les hostilités et qui fut estoqué par l’ami Juan Belmonte qui oeuvrait ce jour-là comme rejoneador. Il convient cependant de mentionner que les Albarrán furent des habitués de Madrid à qui ils fournirent nombre de lots de novillos au cours des décennies 1940, 1950 et 1960. Si l’on en croit la notice de l’élevage présentée par la R.U.C.T.L., Arcadio Albarrán García Díaz de la Cruz fit lidier sa première novillada dans la capitale espagnole en septembre 1939 — l’ancienneté de l’élevage était datée de 1885 lorsque le bétail appartenait à la famille Barrionuevo. Dix ans plus tard, c’est sa devise colorada, plomo y amarilla qui ouvre la temporada venteña en mars avec un lot d’utreros de très bonne qualité et de grande bravoure ; course au cours de laquelle le novillero Pepe Calabuig effectua le rare salto de la garrocha.
En 1973, à la mort d’Arcadio Albarrán Díaz de la Cruz, bétail, fer, devise et fincas arrivent entre les mains de son fils, Arcadio Albarrán Olea. À cette époque, la devise est en recul et les organisateurs commencent à exiger un toro qui présente un tamaño plus imposant. C’est certainement une des raisons qui poussa le nouveau maître des lieux à introduire sur ses vaches des reproducteurs de Félix Cameno, soit, traduit en langage ganadero, du pur Murube-Urquijo bien costaud. Félix Cameno était devenu éleveur de toros en 1960. Ami des Urquijo, c’est à eux qu’il acheta du bétail. Las, des problèmes économiques l’obligèrent à vendre ce premier élevage à la fin de la décennie 1960 — une grande part est vendue à Luis Albarrán — mais il conserva des vaches de très bonnes notes et tenta de nouveau sa chance à la loterie — qui n’en est pas une — de la ganadería brava. Avant de revendre ses Murube en 1983, Cameno en céda donc à Arcadio Albarrán Olea en 1980. En 1989, la ganadería de ce troisième Arcadio ouvre les bras à un nouveau rafraîchissement. L’éleveur intègre à son troupeau des étalons de Los Guateles, c’est-à-dire du Juan Pedro Domecq y Díez que tout le monde s’arrachait. Ils se nomment ‘Guardián’ et ‘Potrero’. En sus, des bêtes d’origine El Torreón achetées à l’éleveur portugais Ortigão Costa complètent la volonté d’évolution de changement. Avec ces ultimes apports qui confirmaient la ganadería dans sa ligne directrice Vistahermosa / Murube / Parladé, les Arcadio Albarrán voyaient s’éloigner, camada après camada, les réminiscences des antiques Jijón de López puis Breñosa. L’absorption de ce sang à partir des introductions de Vistahermosa élaborées par Barrionuevo puis surtout Campos Varela et enfin par la famille Albarrán ont eu raison du passé et ont ancré la ganadería dans la réalité de ce qu’est aujourd’hui la cabaña brava.
À Pedro Martín, les toros paissent au calme, sous les arbres centenaires. Aucun ne porte de fundas. Aucun n’est impressionnant ni « terrorrifique ». L’harmonie des lignes s’allie bien à un tamaño sans excès qui ne doit pas attirer les grandes arènes, c’est certain. Pour autant, l’histoire unique de cette devise, la passion discrète et pleine d’humilité des enfants d’Arcadio Albarrán Olea donnent envie de croiser un jour la route d’un lot d’Arcadio dans une arène « romantique ». Le rêve n’est pas encore interdit dans notre société.
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