Dans un texte publié en 2012 sur le blog « La razón incorpórea »1, José Morente distille un passionnant article sur un certain Luis Patrício, éleveur de toros portugais aujourd’hui oublié mais dont la réputation de ganadero à la dure n’était, semble-t-il, plus à faire au tout début du XX° siècle. Avec force documents à l’appui, Morente présente les toros (et novillos) de Patrício lidiés à Madrid en 1903 et 1905 comme très forts et très méchants et précise qu’aucune figura de l’époque n’osa exhiber son courage sous les cornes acérées des « Toros de Coruche ». Car c’est ainsi que l’afición espagnole avait fini par qualifier les toros de Luis Patrício, de Coruche donc, comme si le lieu faisait l’animal. Il convient cependant de nuancer les superlatifs qui s’appliquaient aux bichos de Patrício Correia Gomes. Ainsi, au gré des tendances, des chapelles et des goûts de l’afición de l’époque, il est possible de voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. En 1905, le quotidien ABC laisse clairement comprendre que les Corucheros ne sont pas tellement du goût de la soldatesque chargée de les tuer : “Los de Coruche. Ya hay matadors de toros que se atreven con los seis toros de D. Luis Patricio, de Coruche, que tanto pánico causan en solo nombrarlos á los astros taurinos que figurarán en el cartel del proximo abono y á otros que no figuran en él”. Et José Morente, de rappeler au bon souvenir d’un passage des Cuentos del Viejo mayoral2 de Luis Fernández Salcedo évoquant la terreur d’une cuadrilla préférant combattre un toro borgne qu’un de Coruche (La vista es la que trabaja). En contrepoint de cette réputation de terreurs, d’autres n’ont vu dans les astados veragüeños de Patrício qu’un bétail souvent mauvais et décasté. C’est le cas de la revue Don Jacinto3 à propos de la novillada de présentation à Madrid de la devise en mars 1903 : “Si hablamos de bravura, esto ya es harina de otro costal, muy inferior , porque los cinco primeros animales, blandos y huídos salieron, y blandos y huídos terminaron su existencia, sin arrepentirse en ningún tercio”. À la lecture de plusieurs autres chroniques de ce début de XX° siècle surnommé la edad de oro de la tauromachie, il paraît certain que la présentation des Patrício était imposante voire parfois impressionnante mais que leur caste pouvait se montrer « compliquée » pour écrire les choses avec urbanité et occasionner donc des corridas accidentées qui laissaient un goût amer. Le lot combattu à Séville le 8 mai 1910 est, en l’occurence, édifiant. Qualifié par la revue Los Toros4 de « grandes, de enorme poder, mansos y de malas ideas, siendo por lo tanto completamente ilidiables », les Patrício envoyèrent à l’infirmerie pas moins de quatre toreros : Moreno de Alcalá, Niño dela Audiencia, Josepa et El Lolo. Les quatrième et cinquième firent sonner les trois avis ; le quatrième après avoir subi pas moins de dix entrées a matar.
En octobre 1905, la novillada lidiée à Madrid est ainsi décrite par le correspondant de la revue Sol y Sombra5 : « los astados portuguesiños, como grandes, eran grandes ; ya sabemos que los Coruches infunden pavor, solo con su finchada presentación, á los copetudos de más campanillas, que ni en el plato quieren verlos. Pero ¡ay! que los cinco jugados esta tarde no tuvieron pelo de bravo, y cada cual llevaba dentro un buey como una catedral… ». À Valladolid en 1909, toujours selon la revue Los Toros6, les toros de Coruche « no tuvieron más que fachada y poder {…} La bravura la dejaron en el reino vecino. {…} Grandes y cornalones sí fueron, y con algo así como si con anterioridad los hubieran toreado ». De sang Trespalacios; les Luis Patrício firent parler d’eux jusque’à la mort de leur créateur en 1922, date à laquelle l’élevage disparaît des radars à jamais.
À la fin de son article, José Morente tente de faire un lien entre ce Luis Patrício et le fondateur de l’élevage actuel des Cunhal Patrício : Alberto Cunhal Patrício. Comme beaucoup de littérateurs un tant soit peu intéressés par l’histoire des élevages braves, Morente commet la même erreur que nombre de ses prédécesseurs et fait de Luis Patrício le père d’Alberto Cunhal Patrício alors qu’il n’en fut que l’oncle puisque le père d’Alberto Cunhal Patrício se nommait Alberto Patrício Correia Gomes. Dans son texte, José Morente s’interroge sur le changement de fer survenu entre Luis et Alberto junior et la réponse pourrait être évidente : il ne s’agissait pas du même élevage. D’ailleurs, dans son ouvrage référence de 1957 — Ganaderías Portuguesas7 —, Antonio Martín Maqueda présente séparément les deux ganaderías, d’un côté celle de Luis Patrício dont le fer reprend les initiales du bonhomme et de l’autre celle d’Alberto Cunhal Patrício e irmão (un C dans un rond). Et l’on se dit que la lumière fut et la lumière fut. Erreur ! Il n’en va jamais simplement avec les élevages portugais car Maqueda commet un superbe anachronisme dans sa notice relative à Alberto Cunhal Patrício dont il évoque des toros lidiés en plaza de Montijo en 1898 aux côtés de ceux de Luis Patrício et d’autres. Problème : Alberto Cunhal Patrício est né en 1905, il lui était donc difficile voire impossible d’être ganadero sept ans avant sa propre venue au monde. À la fin, le flou demeure car il est quasiment impossible de retrouver une quelconque mention de l’existence d’un élevage d’un certain Alberto Patrício Correia Gomes (le père d’Alberto Cunhal Patrício) à la fin du XIX° siècle ou au début du XX° siècle. Les seules qui existent sont celles de Maqueda, invérifiable sans se rendre aux archives municipales de Montijo ou de Coruche mais ce n’est pas la porte à côté. Et puis il y a cette courte notice extraite d’une publication de la ville de Coruche8 sur les éleveurs de touros de la zone. Après l’évocation de l’élevage de Luis Patrício, il est possible de lire que « Existiam outras ganadarias, mas sem o memo espírito de apuramento e selecção que as já mencionadas : Visconde de Coruche, João Pereira Alves Rio, Irmãos Agoladas, José Jacinto da Silva Santos, Alfredo Augusto Cunhal, António Patrício Correia Gomes… ». L’ultime cité, António Patrício Correia Gomes, était un frère de Luis et d’Alberto, à moins que l’auteur de la notice n’ait confondu les prénoms et désigné António à la place d’Alberto. La vérité ne doit pas être loin et peut ressembler à ce qui suit : les frères Alberto et Luis Patrício Correia Gomes (et peut-être aussi António) dirigeaient chacun un élevage propre à la fin du XIX° siècle et à l’aube du XX°. Alberto — dont on ne sait quasiment rien sur les origines du bétail mais on peut imaginer qu’il devait s’agir de bestioles de la terra portuguesa— a dû léguer le sien à ses fils qui le menèrent sous l’appellation « Alberto Cunhal Patrício e irmão » (l’irmão était Afonso Cunhal Patrício) et Luis est resté seul avec son bétail, longtemps de sang portugais mais remplacé au passage du nouveau siècle par du Veragua de chez Trespalacios — ce qu’attestent d’ailleurs les photographies des toros et novillos lidiés à Madrid en 1903 et 1905. À sa mort en 1922, sa ganadería disparaît et ne semble pas avoir été héritée par ses enfants. Pourquoi ne pas imaginer aussi une autre version qui nous expliquerait que les frères Cunhal Patrício héritèrent (ou rachetèrent) en 1922 la ganadería de leur oncle, changèrent le fer et liquidèrent le bétail pour le remplacer en 1926 par du Parladé acheté à José Martinho Alves do Rio ? Mais le mystère demeure et n’intéressera que les fadas férus de généalogie et d’histoire. Pour tous les autres, il semble acter que les frères Cunhal Patrício mirent fin à leur aventure commune dans les années 1940 (1946 ?) en revendant leur élevage à d’autres frères, les Andrade.
1. Morente, José — http://larazonincorporea.blogspot.com/2012/02/de-patricio-silva-i-coruche.html
2. Fernández Salcedo, Luis — Los cuentos del viejo mayoral, Madrid, 1960.
3. Revue Don Jacinto : taurino semanal batallador que no admite billetes de favor, año I, 1903.
4. Revue Los Toros, n° 53, 11.05.1905.
5. Revue Sol y sombra, n° 480, 19.10.1905.
6. Revue Los Toros, n° 21, 30.09.1909.
7. Martín Maqueda, Antonio — Ganaderías portuguesas, 1957.
8. Município Coruche — Tauromaquia : património cultural imaterial de interesse municipal. Memória justificativa.
|