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La famille Moreno est une des plus célèbres d’Andalousie. Depuis plus d’un siècle, son histoire est liée aux toros de Saltillo. Débutons donc ce récit par le prédécesseur du marquis de Saltillo, Pedro José Picavea de Lesaca, véritable créateur de l’élevage.
Héritier d’une riche famille navaraise, Pedro José Picavea de Lesaca s’installe à Séville, cité dont il deviendra maire. Outre la politique, il possédait de grandes étendues de terre où il installe en 1827 son élevage de toros braves. Le bétail provenait directement du Conde de Vistahermosa via la part de Salvador Varea acquise à Ignacio Martín. Il fait sa présentation à Madrid le 2 juillet 1832, dans la vieille plaza de la Puerta de Alcalá avec une devise blanche et noire. Déjà, son bétail, bien que pur Vistahemosa, est très différent. Plus fin, plus agile, plus léger, plus intelligent, le « lesaqueño » tel qu’il était alors surnommé, paraît sortir d’ailleurs tant ses caractéristiques sont différentes. Malgré un physique commode pour l’époque, la devise jouit d’une grande réputation, si bien qu’aujourd’hui encore est utilisé le terme « lesaqueño » en hommage au premier homme fort de l’élevage.
À sa mort, sa veuve Isabel de Montemayor puis ses trois fils José, Pedro et Manuel lui succèdent, bien que la gérance de l’élevage soit confiée à un autre éleveur réputé de l’époque : Ildefonso Núñez de Prado. Avant son décès, Pedro José Picavea de Lesaca avait pris grand soin d’indiquer à ses successeurs de ne jamais croiser son bétail et son vœu fut respecté. Sous la direction d’Isabel, l’élevage opta pour une devise céleste et noire avant d’inaugurer la devise traditionnelle, céleste et blanche, le 25 juillet 1837 à Madrid.
Les historiens n’arrivant pas à s’accorder sur une date, c’est entre 1850 et 1854 qu’Antonio Rueda y Quintanilla, sixième marquis de Saltillo achète l’élevage de Picavea de Lesaca. Le troupeau comptant entre 800 et 1200 têtes suivant les sources. Mordu d’afición, le marquis est un jeune homme, âgé de seulement une vingtaine d’années lorsqu’il devient éleveur. Il est décrit comme un homme de caractère agréable et se lance également comme politicien, devenant à deux reprises député. Doté d’une grande fortune, il loge dans un palais à Carmona à l’est de Séville, mais son troupeau réside à « La Compañia », une propriété située à Isla Amalia. Ce site fameux pour le bétail brave qui héberge de nombreux autres élevages illustres de l’époque est aussi connu sous le nom de Isla Menor. Ses terres sont de vastes étendues sauvages, inondées de soleil qui longent le Guadalquivir à deux pas de Séville.
Comme il était alors souvent cas, le marquis n’élevait pas des toros pour gagner de l’argent mais bien pour le prestige. Non seulement sa fortune le lui permettait, mais elle lui autorisait aussi l’exigence. Sous sa gouverne, le troupeau fut fortement réduit ce qui grandit sa réputation et lui permit d’entrer dans l’élite de la profession. L’élevage de Saltillo se présente à Madrid, le 7 juillet 1856 où le toro 'Gigante' prend 16 piques, renverse 9 fois la cavalerie et tue 5 chevaux. Comme leurs pères « lesaqueños », les « Saltillos » sont de carrure et des cornes modestes mais leur caractère fait parler la poudre. La liste des toros inscrits au cadre d’honneur est incalculable. Citons tout de même ‘Conocedor’, qui, en 1859 à Madrid, prit 20 piques et tua 6 chevaux, ‘Jabaito’ qui à Séville le 19 avril 1878 prend 13 piques et tue 5 chevaux ou encore ‘Valenciano' qui le 25 juin 1881 à Jerez prend 14 piques et tue 6 chevaux.
À sa mort en 1878, sa veuve Francisca Javiera Osborne y Bölh de Faber lui succède, puis en 1890 c’est au tour de son fils, Antonio Rueda Osborne septième marquis de Saltillo de prendre la relève. Il ne s’agit pas là de la période la plus glorieuse de la devise. Le manque d’afición et de soin se fait rapidement sentir et les performances des Saltillo sont de plus en plus irrégulières. On dénombre les premiers abus avec « Guerrita » et les chroniques de l’époque ne sont pas tendres avec les Saltillo que l’on qualifie de « chèvre » ou de « clown ». Le public passionné et bouillant du début du XXème siècle a vite fait de retourner sa veste et on commence à entendre monter dans les arènes de Madrid des slogans en défaveur des Saltillo. Restent tout de même de bonnes sorties, comme le 3 juin 1897 à Madrid où le lot est considéré comme le meilleur de la saison. Mais, au fil des ans, la situation s’aggrave jusqu’en mars 1918 où Antonio Rueda Osborne septième marquis de Saltillo décède. Dès le mois de mai suivant, l’élevage est vendu à Félix Moreno Ardanuy.
Félix Moreno Ardanuy vient d’une riche famille de Santander. Il hérite en 1915 d’une propriété à Palma del Río de 2000 hectares. Homme cultivé, parlant trois langues et doté d’une force de travail hors du commun, il va savoir faire prospérer son héritage dans l’agriculture. Son expansion fut si prospère qu’il alla jusqu’à compter 20 000 hectares. Mais revenons en 1915 où Félix se fait pour la première fois ganadero avec du bétail de Francisco Correa, les futurs Pedrajas. Cette première étape est une prise de contact initiatique avant de débuter en 1918 sa ganadería avec les Saltillo. L’élevage est alors en ruine. Le troupeau transite de la marisma du Guadalquivir à “La Vega”, ferme située sur la commune de Peñaflor, entre Séville et Cordoue. Là, Félix Moreno Ardanuy entame un dur labeur qui va lui permettre de sauver les Saltillo. Ambitieux, il achète rapidement un second fer qu’il re-dessine avec ses initiales et place au nom de son épouse Enriqueta de la Cova. La devise se présente à Madrid le 7 juillet 1927 mais la Guerre civile (1936-1939) va frapper durement l’élevage. Lorsque don Félix récupère son troupeau, il ne reste qu’une petite poignée de toros, deux étalons et le troupeau de vaches est amputé d’une cinquantaine de têtes, tuées pour nourrir les troupes et le peuple.
Dans les années 1940, la devise commence à refaire parler d’elle, jusqu’à devenir une de celles qui vend le plus de toros. Elle maintiendra son cartel jusqu'à la mort de Félix Moreno en 1960.
Félix Moreno eut 9 enfants, 6 filles et 3 garçons. Avant son décès, il prit soin d’anticiper l’héritage de son empire. Réservant le fer historique de Saltillo, il acquit en 1939 un fer pour son fils Javier, un autre en 1943 pour deux de ses filles Enriqueta et Serafina, alors qu’Alonso son dernier fils reprit le fer de sa mère en 1960.
Alonso avait acquis un autre fer avec du bétail d’encaste Urcola juste avant la mort de son père. Il conserva tout de même sa part de Saltillo et nomma sa devise du nom de la finca “Charco Blanco”. La succession de don Félix est difficile, le genio devient parfois excessif et les figuras n’affrontent plus les Saltillo de la famille. Pour remonter la pente, il réduit le cheptel pour ne conserver que le meilleur. Il ne reste alors qu’une cinquantaine de vaches. Les résultats vont donner raison à son sacrifice avec une nette progression dans les années 1980. Mais les temps ont bien changé, tant dans la famille qu’à l’extérieur, et les fameux Saltillo ne sont plus si fameux pour tout le monde. La progression est donc lente, d’autant plus que la camada est désormais très courte. Mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ! Dès 1975, son fils, José Joaquín Moreno de la Cova Silva, lui succède et fait lidier le bétail à son nom. Il abandonnera bien plus tard la ligne Urcola (2012) pour se consacrer aux seuls Saltillo. Et si on peut regretter de voir disparaitre une des dernières lignes de l’encaste Urcola, les résultats sur les Saltillo donnent raison au ganadero. Il sut en s’y consacrant en exclusivité les faire renaître alors qu’on les pensait perdus pour toujours. Si bien qu’en 2013, José Joaquín Moreno de Silva se permit de récupérer l’autre troupeau restant de l’élevage de son grand-père, celui de son oncle Félix. L’élevage, renommé un temps “La Vega”, puis “Saltillo” en 1978, était la propriété des enfants de Félix, les Moreno de la Cova Maestre. Avec le bétail, il ramasse dans son escarcelle le fer historique de Saltillo et abandonne le fer aux initiales des Moreno. Depuis, les toros de José Joaquín sortent en piste avec le fer et l’appellation Saltillo comme c’était le cas du temps de son grand-père.
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L’élevage de José Joaquín Moreno de Silva est l’un des rares à présenter des toros de sang Saltillo sur le continent européen. Et parmi les rares privilégiés de ce cercle très fermé, notre homme est celui qui présente à coup sûr les bêtes les plus en type. On retrouve donc ici toutes les caractéristiques des « lesaqueños », ancêtres des Saltillo.
En 1854, Antonio Rueda Quintanilla, Marqués de Saltillo, récupère la majeure partie du troupeau de Picavea de Lesaca. Le bétail est issu d’une des cinq branches du Conde de Vistahermosa, celle de Salvador Varea. Déja, les bêtes de José Picavea de Lesaca dénotent par leurs différences vis-à-vis des autres branches vistahermoseñas. Plus fin, plus agile, plus léger, plus intelligent, le « lesaqueño » tel qu’il était alors surnommé, paraît sortir d’ailleurs tant ses caractéristiques sont différentes. La démarcation allant jusqu’à sa manière de charger, non à la course comme les Vistahermosa de la ligne Murube, mais au pas ou du moins à faible cadence. Vue de nos jours, deux siècles après la division de l’élevage du Conde de Vistahermosa, la différenciation est d’autant plus flagrante.
Si le terme « lesaqueño » reste quelque fois utilisé pour rendre hommage au premier homme fort de cette branche, le nom générique est bien celui de « Saltillo ». Le patronyme s’étalant dans de multiples déclinaisons, comme le vocable « asaltillado », utilisé pour définir les similitudes morphologiques avec cette race si particulière. Parce que c’est bien le marquis de Saltillo qui a forgé ce toro.
Pour tirer sa devise vers le haut, le marquis réalise d’abord une sélection sévère. Le troupeau qui comptait alors 800 têtes est fortement diminué. La diversité des robes qui régnait jusqu’alors s’uniformisa avec un majorité de toros cárdenos (gris) et noirs, tandis que les berrendos et les castaños (marron) se font rares ; restent tout de même quelques colorados (marron clair) et colorados en melocotón (couleur pêche). Ces derniers n’ont plus cours dans la Péninsule Ibérique mais conservent une réelle présence en Amérique latine.
À la fin du XIXème siècle, l’élevage atteint son apogée. Il sera un des préférés du grand Rafael Guerra « Guerrita », avant de décliner rapidement du fait de la nonchalance des héritiers. Félix Moreno Ardanuy récupère en 1918 le précieux élevage. Ce richissime propriétaire terrien mettra à profit ses ressources considérables pour remonter la devise. Entreprise couronnée d’un réel succès. Malheureusement, la Guerre civile (1936-1939) va freiner son dur labeur, laissant à son terme une ganadería en ruine. Cependant, même réduits à des vestiges, restent quelques Saltillo pour faire vivre la flamme et peu à peu les fers familiaux se remontent. Depuis, c’est l’évolution de la tauromachie qui a mis à mal les Saltillo. Des quatre fers abritant naguère les « lesaqueños », n’en reste qu’un mené aujourd’hui par José Joaquín Moreno de Silva. Ce dernier, petit-fils de Félix Moreno Ardanuy, réussit à unir en 2013 les deux dernières parts existantes de l’élevage de son aïeul. Au troupeau de 200 vaches qu’il a hérité de son père Alonso Moreno de la Cova, il ajoute les 60 vaches de ses cousins les Moreno Maestre, fils de Félix Moreno de la Cova.
Pour être complet, il faut signaler la présence de lignées moins marquées Saltillo mais plus proches du Santa Coloma. Elles seraient dues à des échanges d’étalons avec l’élevage de La Quinta, propriété de Alvaro Martínez Conradi qui n’est autre qu’un cousin éloigné de José Joaquín Moreno de Silva. Les têtes y sont moins allongées, moins étroites et le ventre plus rond. Mais tout ceci n’est point inscrit dans les livres et le conditionnel est de rigueur, même si la silhouette de certains Saltillo laisse peu de place aux doutes.
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Morphologie
Le toro de Saltillo a conservé les caractéristiques de ses ancêtres. Il s’agit d’un toro de gabarit moyen, plutôt bas, peu corpulent et d’une élégante finesse. La ligne dorso-lombaire est droite avec un morrillo discret qui ne se démarque pas outre mesure. Au bout d’un cou allongé, la tête est frisée et pourvue de défenses fines et mesurées, voire courtes, mais aux directions agressives : veleto, cornipaso et cornivueltos. La tête a la caractéristique très particulière d’être étroite et allongée donnant parfois un air de ressemblance avec les vaches cariavacado. La littérature taurine définit cette singularité comme hocico de rata, museau de rat. Muni de grands yeux, leur regard est très expressif, semblant faire jaillir leur âme rebelle. Le poitrail est peu développé, justifiant un poids léger. La finesse des lignes des Saltillo renforce cette impression, avec notamment une papada quasi-inexistante. Dans le jargon taurin, le qualificatif de degollado est appliqué pour définir le fait que la peau du cou colle à la chair. La queue jouit elle aussi de légèreté et est habituellement courte, posée sur une croupe bien ronde.
Côté robes, on retrouve majoritairement le cárdeno et le noir et à un degré moindre l’entrepelado. Il existe quelques accidents, comme le lunar qui orne soi-disant les meilleurs toros de ce sang.
Comportement
Le toro de Saltillo dénote par sa caste. Poussé par cette flamme indomptable, il s’agit d’un toro à l’agressivité prononcée qui impressionne par sa présence en piste, animant les trois tiers de son combat. La tauromachie moderne s’adapte difficilement aux ardeurs de ces Saltillo, très difficiles à canaliser et dont la charge à faible cadence met à rude épreuve les nerfs des toreros. Ce qui explique les réticences des figuras à les affronter. Cependant, le Saltillo est un toro avec un grand T, dont les difficultés font l’intérêt et qui grandit son combattant. Si à vaincre sans péril on triomphe sans gloire, le torero qui vient à bout d’un Saltillo tient une victoire de haut mérite.
Comme les vieilles races de la cabaña brava, le Saltillo possède un comportement très hétérogène. Peut succéder à un toro de bravoure royale un autre à la mansedumbre de gala. Aux banderilles, ils animent le plus souvent les débats. Enfin, s’il est vrai que leur intelligence les fait souvent développer du genio, ils sont aussi des toros qui humilient énormément, garantissant, lorsqu’ils sont braves, des charges vibrantes jusqu’au bout de leur combat.
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