« Au hasard d’un monticule, nous découvrons le troupeau de soixante-dix taureaux noirs et roux auxquels sont mêlés deux énormes bœufs tachetés et emboulés, une cloche au cou. La première bête nous voit et s’arrête de brouter pour dresser la tête et nous fixer des yeux, puis tous les autres nous regardent, immobiles, longuement. Cent quarante-quatre cornes se pointent vers nous, armes terribles, effilées et doucement recourbées. Nous ne bougeons plus, le cœur un peu battant, et le troupeau baisse la tête pour brouter de nouveau (...) les taureaux mugissent tristement au bord du rio, le mufle barbouillé de paille et d’herbe, un pique-bœuf en équilibre entre leurs cornes (...) assis sur les gradins de la petite arène de Zambujal, nous les observions face à la pique du picador. Les plus braves allaient jusqu’à six ou sept piques. À la place d’honneur, un gros homme en costume de propriétaire alentejan notait froidement sur un carnet le nombre de piques, commandait d’une voix basse les péons qui plaçaient la vache en face du cheval. Une grande science l’habitait et cet homme, vivant et jovial, ne se permettait pas un sourire ou un mot plus haut que l’autre pendant ces deux heures d’examen. Après les piques, on livrait les vaches aux jeunes garçons de cuir, venus de Lisbonne, pour s’exercer, rapides, vifs, brillants, devant l’animal qui retrouvait une seconde fureur. Les jeux tauromachiques ont toujours un air de fête, même dans ces réunions privées, peut-être à cause des couleurs qui trompent la mort : le jaune du sable, le blanc des murs et le rouge des barreras (…) »1.
Ces lignes sont signées par Michel Déon et extraites de l’ouvrage Je me suis beaucoup promené, lui-même cité par Patrick Aubert dans la revue Toros. On a un peu oublié la prose de Michel Déon qui fut pourtant prolifique et dont la langue est digne d’intérêt et le mot est presque vulgaire tant il amenuise la qualité des textes de Déon.
Michel Déon était un ami intime du ganadero portugais Manoel Carvalho Brito das Vinhas et il a séjourné de nombreuses fois dans la luxueuse demeure que l’éleveur et son frère, Mario, tenaient de la famille de leur mère Luisa de Carvalho. Le petit palais, puisqu’il convient de qualifier l’ostentatoire bâtisse, qu’une luxuriante et piaillante végétation dissimule au regard, se trouve à Águas de Moura, non loin de la portuaire Setúbal. Pour y arriver, il convient d’emprunter chemins de terre et ornières qui permettent le contournement du fleuve Sado qui vient là se faire disparaître dans l’océan. Les moments camperos décrits par Michel Déon datent de 1963, c’est-à-dire précisément un an avant que les frères Vinhas ne transforment radicalement leur élevage en changeant le sang par du Santa Coloma de Buendía.
Une dizaine d’années plus tard, la Révolution des Oeillets (1974) puis la Réforme agraire qui en découla aboutirent aux mêmes conséquences que pour tant d’autres confrères ganaderos : l’expropriation et l’occupation des terres de la herdade do Zambujal, entre les mains de la famille depuis plus d’un siècle. Les tensions furent telles pour la famille que Manoel Vinhas devint un émigré que l’écrivain français hébergea à Paris avant que l’éleveur ne se rende au Brésil où il décèda, encore jeune, en 1977 : « {il} se fait cracher dessus par ses ouvriers devant son usine ; les mêmes qui, plus tard attendront sa dépouille de retour du Brésil pour la couvrir de fleurs... La révolution obligea Manuel à s’exiler. Il est venu un moment à Paris puis, chez moi, en Irlande après avoir traversé le Minho à la nage, quelques bijoux de sa femme dans un sac sur sa tête! Un moral de fer !... ».
1. Déon (Michel) - Je me suis beaucoup promené, Collection Vermillon, La Table Ronde, Gallimard, édition de 1995.
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